Un dessin de la friche, situé entre la rue du cheval noir et le quai du Hainaut. Fait sur le Quai du Hainaut de Hugo Lampaert.
Un quartier truffé d'ambition
Au milieu d’un terrain vague couvert de sable, une vingtaine de personnes participent à
une célébration. Il y a de la musique, de la nourriture, des jeux, des plantations et des
constructions : des bancs en bois, une plateforme pour les oiseaux, un mini-golf. On
appelle ce terrain La Plage. Nous sommes le 16 avril, et les habitant·es de Molenbeek
fêtent la nouvelle : le terrain situé entre la Rue du Cheval Noir et le quai du Hainaut ne
sera plus le théâtre d’un projet immobilier. Mardi dernier, la Cour de Cassation a
ordonné à Hoome — l’entreprise promotrice du projet — de suspendre la construction
de deux bâtiments agrémentés d’un passage commercial, il est d'ores et déjà établi que
le destin du terrain reviendra aux habitant·es du quartier.
Pause
Ecouter l’assemblée générale
La décision de la Cour met fin à des années de tensions entre les habitant·es de
Molenbeek, opposé·es au projet immobilier (PU-37330), et l’entreprise de construction
qui avait déjà commencé à intervenir sur le terrain. À l'été 2018, peu avant que Depot
Design quitte les entrepôts du quai du Hainaut, le fondateur Olivier Depoorter conclut
un accord avec les promoteurs Hoome et Life pour y développer un projet résidentiel. Le
plan prévoyait la construction de 140 logements, plusieurs espaces commerciaux et un
parking couvert de 129 places. En 2019, un an plus tard, suite à des protestations
citoyennes, les promoteurs présentent une version modifiée : 122 logements,110 places
de parkings et un étage en moins du côté du canal (six au lieu de sept). Malgré une
enquête publique perturbée et de nombreuses réactions critiques, la Commission de
concertation rend un avis favorable (en néerlandais seulement), ignorant l’avis
défavorable.
En 2018, Inter-Environnement Bruxelles entre en contact avec le projet d’urbanisme et
est confronté à des irrégularités qui entachent l'enquête publique : documents
incomplets, accès tardif au dossier, rapport d’incidences manquant — empêchant
toute analyse sérieuse. IEB s’oppose au projet, jugé trop dense, mal intégré au tissu
urbain, et porteur d’un risque clair de gentrification. La destruction de bâtiments
anciens, les dérogations en cascade, et l’impact sur le quartier sont balayés d’un revers
de main sous prétexte que le site borde le canal. C’est un signal inquiétant : non
seulement pour cette zone, mais aussi pour l’autorité du Règlement Régional
d’Urbanisme (RRU).
En juillet 2024, les maisons aux alentours du chantier tremblent, les horaires des
travaux ne sont pas respectés, le quai du Hainaut menace de s’effondrer et les travaux
entrent dans une phase de creusement des fondations, avec des poids lourds sur place,
comme des grues et des pelleteuses. Les habitant.e.s de Molenbeek s’interrogent sur le
risque d'effondrement du quai lié aux travaux et demandent qu’une étude soit faite.
La même année sur le site, quelques ouvriers contents regardent la profondeur du trou
qu’ils viennent de creuser. Un homme s’exclame à la vue d’un poids lourd en approche :
“Le message n’est pas passé ? Qu'est ce qu'il fait là, lui ?” Le chef de chantier se
rapproche du camion qui arrive sur le terrain, le conducteur ouvre la portière, mais
parce qu'il bruine il la referme et baisse la fenêtre à la place, il entend déjà le chef
rouspeter : “Qu’est-ce-que tu ne comprends pas ? Pas de camion ici, le quai est trop
fragile !” L’ouvrier penchant sa tête par la fenêtre — comme un corps qui n’est qu’un
cou et une caboche — regarde le chef, et rétorque : “Pas le choix chef, il y a d’autres
camions derrière moi, c'est trop difficile de faire demi tour, on doit traverser par ici”. “
Encore des camions ? Combien ? ” “ Plein d’autres, ils viennent avec du sable je crois,
ils ne doivent pas avoir reçu le même ordre ”. Le chef s’illumine : “Du sable ? Ah oui
c’est bien ça, c’est pour ici”, et il tapote le sol du bout de sa chaussure, sans bruit.
L’ouvrier reprend en regardant le bout de la semelle du chef : “Y en a pour 5.000 tonnes
là, monsieur”. Le chef répond : “Bien il nous faut le double, pour boucher ce trou.”
Deux illustrations réalisées, en prenant compte les propositions
des citoyens de Molenbeek-Saint-Jean, par de Kazan Decock et Hugo Lampaert
Le chef retire son casque, se gratte la tête, regarde le ciel, aucun danger à l'horizon, il se
questionne sur l'utilité de celui-ci…, puis la sienne, son travail, il pense ; “c’est quand
même souvent la même histoire.” Le déchargement de milliers de tonnes de sable dans
le trou béant des restes des entrepôts détruites de Cowboy (les vélos électriques
bruxellois, a la forme lisse et aux couleurs de galets d’Adrien Roose) et de Depot Design
ont été l’une des dernières interventions des ouvriers sur le site. L’opération d’avant ne
consistait qu'à défoncer la dalle de béton. Les promoteurs, bien au courant de la
situation du chantier, au même moment vendaient déjà presque la moitié des
appartements (en comparaison : au milieu du désert à Scottsdale en Arizona, Max More,
CEO de la société Alcor Life Extension Foundation, vendait pour seulement 4 millions de
dollars le dernier tube de cryogénisation à Dave Smith, sans pour autant savoir
comment réveiller dans le futur le propriétaire de cet heureux achat).
Un coup d’œil au projet immobilier sur le site web de Hoome témoigne d’une ambition
délirante et déconnectée de son environnement. A travers la promesse d’un “
environnement agréablement animé” avec magasins, restaurants et bars, les
promoteurs orientaient leur projet vers “ceux qui aiment la vie citadine (...) et qui
veulent (apprendre à) connaître les moindres recoins de Bruxelles comme de vrais
Brusseleirs”. Que veut dire Hoome lorsqu’il parle de “vrais Brusseleirs” et à qui
promet-il cette expérience? C'est une plaisanterie de mauvais goût de la part de ceux
qui sont restés sourds à ce que les “vrais Brusseleirs” souhaitent réellement pour leur
quartier (“truffé d’ambitions”).
Portraits de trois habitants de Molenbeek sur la place du Chaval Noir. Illustration de Hugo Lampaert
Il n’est donc pas surprenant que la Cour de Cassation ait annulé la décision rendue
quelques années plus tôt par la Cour d’Appel, qui avait donné son feu vert à la
construction du projet immobilier. Dans la résolution publiée il y a quelques jours, la
Cour de Cassation a déclaré que: “le projet immobilier s’avère non viable, voire
dangereux, étant donné les conditions instables du terrain ; il est donc ordonné la
cessation immédiate de toute construction, et la responsabilité est déléguée aux
habitant·es, qui devront s’organiser sous la forme d’un comité de quartier, ou de
plusieurs, selon ce qui sera décidé lors d’une assemblée — ou de plusieurs —, et dont
les représentant·es devront comparaître devant ce tribunal au plus tard le 26 octobre de
l’année en cours, avec un plan de développement pour le terrain, lequel, s’il est
approuvé, bénéficiera d’un budget administré par la Commune de Molenbeek.”
Quelques jours après cette décision a lieu la célébration sur le terrain, avec des
plantations de graines et de plantes dans le sable. Autour de ce plan de développement
du terrain s’articulent plusieurs associations citoyennes actives à Molenbeek: Les
Habitants de l’image, La Rue asbl, Le Foyer de Molenbeek, la Médiathèque NGHE,
CIFAS, Les Archives de la Fonderie et les habitant·es. Celles et ceux qui se sont senti·es
appelé·es à participer à la nouvelle mission sur le terrain ont convenu, de manière
intuitive, que la première tâche — indépendamment de ce qui se passera ensuite — est
de redonner à ce bout de terre sa puissance de vie. Ils répandent des monticules de
terre noire fertile sur le sable, qu’ils arrosent ensuite avec de l’eau du canal. Entre la
terre et le sable, ils sèment des graines de haricots, patates, oignons, laitue ainsi que
diverses espèces de fleurs et d’arbres.
La première des assemblées, avec l'entièreté des partis concernés (sauf Hoome), s’est
réunie afin de mettre au clair l’avenir du terrain.
Les gens se lèvent de leurs chaises. Au centre d’une tonnelle, une carte représentant la
forme du terrain sert de support à l’un·e des participant·e·s, qui commence à dessiner
les propositions. Un second projet de construction sur le terrain commence à prendre
forme sous une superposition de paroles.
Les participant·es se partagent la carte, marchent sur le terrain pour mesurer à échelle
réelle l’ampleur de ce qu’ils·elles imaginent. Aux quelques personnes restées sous la
tonnelle s’ajoute une chorale d’enfants qui prennent tour à tour la parole.
La bande d’enfants s’éloigne de la table en riant. Ils prennent un mégaphone et
déclenchent une sirène qu’ils n’interrompent que pour lancer : “c’est les arabes ! c’est
la police! hahaha”. Depuis un coin de la tonnelle, une voix fluette — jusqu’alors noyée
dans les conversations — se superpose au vacarme.
Les quelques personnes encore rassemblées autour de la carte se retournent pour
chercher la source de la voix : elle vient du sol, d’un petit fil blanc, qui se perd facilement
dans le sable.
Et pendant un instant, tout le barouf de la sirène, des conversations, des “c’est la
police”, de la radio, des crêpes et même du bruit de la ville se suspend, tandis que les
mots de la petite racine de peuplier résonnent sur le terrain.
L’assemblée se termine, mais pas le travail autour du terrain. Le prochain rendez-vous
sera le grand pique-nique, le dimanche 8 juin, toujours sur la plage.
avec la participation des habitant.es de Molenbeek-Saint-jean, Les Habitantes de l’image, La Rue asbl, Le Foyer de Molenbeek, la Médiathèque NGHE, CIFAS et Les Archives de la Fonderie.
Liane Vitte Tania Tapia Jáuregui Kazan Decock Gaby Decort Hugo Lampaert